lundi 6 juillet 2009

Récusation biaisée de la religion de l'économie, par Chantal Delsol : on critique l'économie au nom de la justice sociale.

Pourquoi le tout économie aujourd'hui ?
"Puisque les croyances religieuses, les projets sociaux ou politiques, développent les guerres, mieux vaut se réunir autour de quelques certitudes prosaïques et évidentes par elles-mêmes, que nul ne peut contester. Les sociétés démocratiques incitent tout naturellement à la passion économique.
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Lorsque s'effacent les valeurs universelles et le sens de la vie collective, dans ce désert il ne reste debout qu'une seule finalité : celle qui consiste à bien vivre dans le maximum de confort souhaitable.
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La victoire de l'économisme est assurée par forfait, puisque la dérision est jetée sur toutes les valeurs qui seraient susceptibles de le combattre ou simplement d'occuper une partie de son espace.Dans la dévalorisation de ce qui est non marchand, le marché devient l'exclusive atmosphère de l'existence."

Récusation de ce "tout-économie" ou économisme, récusation biaisée ou socialiste : ce n'est pas la royauté de l'argent ou de la matière que l'on conteste mais l'inégalité du partage de cet argent-roi.
"La récusation du monopole de l'économie apparaît donc comme le signe d'une reconnaissance des erreurs de la modernité tardive.Dans bien des cas pourtant, cette récusation revêt une signification biaisée. L'indignation semble viser le "règne de l'argent-roi". Mais il ne s'agit pas de cela. L'inquiétude provient bien plutôt des inégalités engendrées par le monopole économique.A preuve : le monopole laissé à la matière et au bien-être est partagé. La Suède est considérée en France comme une sorte de paradis, parce que richesse y est partagée entre tous, lors même qu'il s'agit d'un pays où la liberté de penser a pratiquement été effacée par le souci du bien-être. Et les sociologues nous apprennent que les Français tiennent davantage à la sécurité sociale qu'au droit de vote.
Ici la récusation de l'économisme n'est pas une critique du monopole de la matière au détriment de l'esprit, mais, au contraire, une critique de l'inégalité qui persiste et se développe au regard de ce qui seul compte : la matière."L'horreur économique" ne traduit pas la relativisation des biens comptables, mais au contraire leur sacralisation.
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Nos sociétés se veulent solidaires, et c'est là qu'elles déploient leur idéal moral, croyant ainsi dépasser la vulgaire loi du profit.Pourtant, la solidarité même qui les habite s'inscrit dans ce contexte du primat accordé à la matière. Car ce que recherche la démocratie en tout cas en France, c'est moins la solidarité comme mode d'existence que l'égalité comme résultat. La solidarité comme mode d'existence est un échange incessant de paroles et de gestes, de symboles et de valeurs matérielles et immatérielles, qui vise à combler les lacunes en même temps qu'à tisser des liens.
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Mais nous cherchons moins cet échange ininterrompu, vécu comme relation à l'autre, qu'une solution au problème de l'inégalité. Nous voulons accomplir un partage, et non pas vivre dans l'atmosphère de la relation que suppose le partage.
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L'esprit égalitaire tente de discréditer ce qui ne se quantifie pas, et donc ne peut se distribuer équitablement."

Le capitalisme est mauvais (pour un socialiste) parce qu'il engendre des inégalités matérielles : il n'est pas mauvais parce que accés, par exemple, sur le matériel.
"L'individu peut vivre comme il l'entend, mais le seul devoir qu'on lui impose est de partager la richesse, comme si l'argent représentait la seule valeur véritable - il représente effectivement la seule valeur saisissable et susceptible de péréquation.A ce point que les facteurs extra-économiques comptent pour rien dans les tentatives de compréhension des problèmes sociaux. Dans les cas tragiques de drames familiaux, le critère retenu pour la compréhension des causes est le critère économique : le crime est du à la pauvreté et, s'il est dû à la maltraitance, cette maltraitance elle-même est due à la pauvreté. L'incapacité éducative de certains parents est en général relevée comme conséquence du manque d'argent. On croit ainsi résoudre le problème des banlieues en déversant une manne monétaire qui avec les années laisse voir son insuffisance. Il faudrait plutôt favoriser l'éducation familiale, et, comme auxiliaire, l'éducation populaire associative : mais celle-ci apporte des valeurs autres que monétaires, elle convainc d'un sens de la vie, et pour cette raison jette la suspicion dans nos esprits. L'opinion dominante fait finalement au capitalisme un procès bien hypocrite, comme l'hôpital qui se fout de la charité, car comme le dit justement le philosophe portugais Olivo de Carvalho : "les capitalistes proclament que le seul bien est la richesse, les socialistes répondent qu'il n'y a de mal que la pauvreté."

Mauvaise interprétation de la solidarité : celle-ci est exclusivement perçue comme matérielle. Les échanges de biens immatériels sont suspects et à bannir.
"Ainsi la solidarité ne permet-elle même pas de sortir du cadre étroit et sec de l'économisme, car elle s'entend presque exclusivement comme un partage monétaire. La démarche de solidarité, démarche de ferveur vers un idéal toujours inachevé qui concerne les relations entre les êtres, se voit dénaturée en une simple volonté de partager également les possessions, par des moyens anonymes. Hors du cadre national, on voit bien que les Européens ne s'intéressent guère à l'Europe si elle ne vise pas à devenir une "Europe sociale", autrement dit, une communauté dans laquelle s'établisse un partage des biens matériels et avantages attenants."

("La religion de l'économie et les paradoxes du matérialisme", dans Eloge de la singularité de Chantal Delsol)

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