samedi 11 juillet 2009

Le Juif Imaginaire


Interview de Finkielkrault à propos de son ouvrage : Le juif imaginaire

Question de la J. Citation d’ Emmanuel Levinas : « Il ne suffit pas de faire le bilan de ce que nous autres juifs - entre guillemets- nous sommes et de ce que nous ressentons aujourd’hui. Nous risquerions de prendre un judaïsme compromis, aliéné, oublié ou gêné ou même mort pour l’essence du judaïsme. On ne prend pas conscience comme on veut. L’autre voie s’offre, l’unique, l’escarpée, aux sources, aux livres anciens, oubliée, difficile, dans une étude dure, laborieuse et sévère. » [Fin de citation.]

Alain Finkielkraut, nous rappelions hier que vous étiez l’auteur de nombreux livres ; l’un a été écrit en 1980 ; il s’intitule « Le juif imaginaire » et j’aimerais, si vous en êtes d’accord, que nous prenions comme thème aujourd’hui, le thème de l’origine.

Réponse de F. Oui, et bien, j’en suis tout à fait d’accord. Le thème de l’origine évidemment c’est aussi celui de la fidélité. La modernité, c’était l ‘idée que l’on pouvait remplacer l’idée de fidélité par celle de progrès. Il n’est pas sûr que nous puissions encore agir ainsi et il a toujours été difficile au juif d’être intégralement moderne puisque, cette modernité il l'a payait du prix d’une trahison. Là encore Arendt, citant Bernard Lazare, et opposant le paria au parvenu. Le parvenu c’était celui qui oubliait ses aïeux misérables, ou qui faisait comme s’ils n’existaient pas parce que leur présence, leur référence le gênait. Une référence qui était une présence en effet car c’étaient les juifs d’Europe Centrale qui débarquaient comme ça en France notamment, à la fin du 19ème siècle, au début du 20ème et qui mettaient mal à l’aise les juifs assimilés.


Donc, oui, la fidélité : pour moi cette question s’est posée très tôt mais évidemment dans des termes -disons- originaux, neufs, ou assez neufs pour m’engager à écrire sur cette question qui a fait couler tant d’encre ; un livre, c’était un acte d’audace mais je me suis dit qu’il y avait quelque chose à dire. J’avais été très influencé par la lecture des « Réflexions sur la question juive » de Sartre . Un livre d’ailleurs que je continue à aimer, en dépit de certaines carences. C’est un livre d’une générosité extrême. On lui fait aujourd’hui une espèce de procès car nous vivons l’époque des procès rétrospectifs. Et même Sartre est condamné : n’est-il pas à sa manière antisémite ? pourquoi parle t-il de questions juives ? Parce que l’université américaine a dit et puis voilà, et puis il pense qu’on est juif dans le regard de l’autre mais ne peut-on pas être juif autrement ? etc., etc.


Toujours est-il que Sartre et Aron se voient en 44 ou 45, ils étaient encore amis et se disent : « Mais qu’est ce qui se passe en France ? Pourquoi n’y a t-il pas eu de cérémonies pour accueillir les juifs de retour des camps? C’était les déportés raciaux qui étaient dans la hiérarchie de l’époque moins « héroïsés » que les déportés résistants et on n’en parlait pas. Bien. Cette cérémonie qui n’a pas eu lieu, elle a eu lieu dans le livre de Sartre. Quelque chose a été dit des juifs, quelque chose dans quoi d ‘abord je me suis moi-même reconnu : le juif inauthentique, celui qui fuit sa condition, pour être un homme, un homme abstrait comme les autres, comme le lui propose la société libérale. Et le juif authentique, celui qui accepte sa condition et qui, face à l’antisémitisme, voire à l’humanisme abstrait se revendique comme juif. Je me disais : « et bien ! Je suis un juif authentique, je me revendique comme juif !


Et puis peu à peu j’ai pris acte de l’inauthenticité de cette authenticité parce que le contexte avait changé. Plus j’étais authentique au sens sartrien, plus j’étais cabotin. Il fallait donc faire quelque chose ; il fallait sortir de cette alternative en réalité mensongère. Et donc je me suis dit : « Mais si le juif authentique que je suis est en fait un comédien ou un cabotin, c’est peut-être en réalité un juif imaginaire…qui se prévaut de la condition de persécuté alors même qu’il est protégé et qu’il est protégé précisément par la mémoire du malheur. » Ce malheur me rendait intéressant à mes propres yeux et aux yeux des autres.


Et j’ai voulu jouer cartes sur table. Et j’ai été d’autant plus tenté de le faire que je me suis dit que cette catégorie pouvait valoir pour plus encore que les juifs. Après tout, 68, c’était le moment où tout le monde a crié «CRS,SS". Et tout le monde a dit avec une générosité imaginaire, si je puis dire, nous sommes tous des juifs allemands. Et là, c’était le fait d’une génération. Une génération qui avait connu la grâce de la naissance tardive et qui en même temps, ne s’en remettait pas puisqu’elle avait été nourrie de la pensée de ces Malraux, de ces Sartre, etc. etc… pour lesquels l’épreuve authentique, c’était l’épreuve face à la mort. Après tout Sartre écrit en 44 « La république du silence » dans les Lettres Françaises. Paris vient d’être libérée. Et quelle est la première phrase de cet article ? : « Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’occupation allemande. » Il fête la libération en disant : « Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’occupation allemande. » Qu’est ce que cela veut dire ? ça veut dire évidemment que c’est une provocation, un paradoxe, un oxymore violent : pour Sartre, avant d’être un droit, avant d’être institutionnalisé, la liberté c’est la condition humaine. Nous sommes libres, que nous le voulions ou non, si je puis dire, nous sommes condamnés à être libres. Nous ne pouvons pas nous reposer de nous-mêmes sur une autre instance. Hétéronome ou inconsciente, etc. A nous de nous faire sans cesse. Et Sartre constate que dans la vie quotidienne nous fuyons notre liberté, nous l’oublions notamment dans les rôles, notamment le cabotinage et sous l’occupation allemande, on ne pouvait plus jouer : chaque geste avait le poids d’un engagement puisque précisément nous étions, ils étaient, confrontés à l’épreuve mortelle. Voilà. Le risque était là.


Et nous, nous nous sommes dit, toute notre génération s’est dit : « mais alors comment faire pour combler l’écart ? Comment faire pour révéler notre humanité ? » Et en ce sens Mai 68 a été un psychodrame émouvant. Nous nous sommes racontés que nous étions des résistants. Dans le langage de la résistance mais des résistants ou des juifs. Donc les juifs étaient des juifs imaginaires, les non-juifs étaient des juifs imaginaires aussi. Tout le monde justement voulait résorber l’écart qui le séparait de la Grande Histoire ou de la Tragédie historique. Et c’est cela que j’ai voulu dire dans « Le juif imaginaire » et en même temps je constatais que un autre type d’hostilité naissait. C’est à dire quand je disais « je suis juif » en faisant le fier, j’avais un privilège sur des « goyim » qui eux ne pouvaient faire les fiers à propos de rien. On n’était plus fier d’être français ! Donc, j’avais un avantage. Je convertissais mon avantage en exclusion. C’était un mensonge.


Mais montait, dès cette époque-là ce qui m’est apparu alors comme un nouveau type d’hostilité, non pas lié à ma condition juive, qu’on m’enviait, mais lié à Israël dont j’étais de plus en plus fermement convié à me défaire. C’étaient plus mes aïeux misérables qui posaient un problème. Au contraire ! Je racontais l’Europe de l’Est de Shtetl, etc ., on ouvrait de grands yeux ! On aimait ça ! Non ! C’était Israël ! Israël depuis 1967 ! Israël, pays occupant ! etc., etc. C’était ça le fil à la patte que j’étais convié à couper. Et là, j’ai été amené à prendre acte à la fois que j’étais un juif imaginaire mais que nous n’en avions pas fini, nous les juifs, avec l’hostilité. Et ce que je constate aujourd’hui, ce n’est pas qu’un nouvel antisémitisme qui succède à l’ancien, c’est qu' on ne reproche plus aux juifs, c’est vrai, d’incarner la modernité en tant qu’elle serait mauvaise. Celle du matérialisme, du capitalisme, du déracinement. Si le capitalisme est mal vu, le déracinement est bien vu, la mondialisation, le métissage, tout ça au contraire est positivement connoté.



Non ! C’est une autre hostilité qui n’est pas neutre. Qui en fait est très ancienne puisqu’elle est liée à l’apparition du Christianisme. Ludwig Feuerbach disait : « La religion chrétienne, c’est la religion juive libérée, délivrée de l’égoïsme national. » Le passage du particulier à l’universel. Nous sommes tous frères en Jésus-Christ, il n’y a plus ni juifs, ni grecs disait Saint Paul. Et tout d’un coup, cette accusation d’obstination perfide, ce grief adressé aux juifs selon lequel ils perpétueraient l’exclusivisme, ils continueraient à vouloir se séparer - voyez le mur de séparation- ce grief reprend du poil de la bête aujourd’hui. Non pas dans le discours de l’Eglise mais dans un certain discours politique entièrement sécularisé. « Le cadavre des idées chrétiennes empoisonne le monde » disait Nietzsche. Et bien, cet empoisonnement, malheureusement, nous les juifs, nous le respirons à plein nez. Nous sommes soumis à cette accusation toujours plus violente qui ignore en plus sa propre origine. Non plus la modernité universaliste mais le particularisme obstiné. Voilà ce dont nous avons à répondre. Je suis en train de redescendre sur terre, il est moins facile qu’à l’époque où j’écrivais « Le juif imaginaire » d’être juif mais c’est aussi – non pas parce qu’il y aurait un renouveau de l’antisémitisme mais parce que l’antisémitisme moderne a laissé place à nouveau à une sorte de procès adressé à ce refus qui serait celui des juifs de se convertir à l’universel ; l’universel a aujourd’hui le visage de la post nationalité. Mais alors, pour revenir à Levinas, si je peux, parce que Lévinas, je l’ai lu à partir justement des années 70 avec toujours plus d’amour, plus d’admiration et j’ai lu énormément le texte qui, je crois, est issu de « Difficile liberté » dont vous avez cité un extrait toute à l’heure. Ça s’appelle « Pièce d’identité », je crois. Et c’est un texte magnifique parce que il nous dit ceci : être juif, ce n’est pas exhiber une identité juive, quelqu’elle soit – l’identité du malheur, l’identité de ceci, l’identité de cela – Il faut sortir de l’alternative entre juif authentique et juif inauthentique. Donc il ne s’agit pas simplement de fonder une nouvelle authenticité par delà le judaïsme, la judéité imaginaire. Non. Il dit : être juif, c’est accepter la loi et c’est vivre sous l’égide et dans l’étude d’un certain nombre de textes.



Un juif a incarné cette manière-là d’être juif pour moi, c’est Benny Lévy : B. Lévy a fait cela ! Il dit : l’identité je m’en fous ! Le folklore c’est pas mon problème ! Je suis juif, donc j’affirme la co-présence de tous les juifs au Sinaï et j’étudie. Et il faut dire que Lévinas a réussi quelque chose de magistral et d’inouï. Il a réhabilité le Thalmud. On lit aujourd’hui, même quand on ne lit pas le Thalmud et je ne lis pas le Thalmud, ses lectures thalmudiques. Et ses lectures thalmudiques ont enchanté beaucoup de lecteurs juifs ou non-juifs, orthodoxes ou non-orthodoxes. Et c’est un événement inouï parce que je relisais récemment « l’histoire des origines du christianisme » de Renan : un livre très profond. Mais c’est un livre qui dit très bien l’ampleur du préjugé occidental à l’égard, justement, de ce judaïsme thalmudique. Parce qu’il n’a pas échappé à Renan que le judaïsme au sens vrai est contemporain du christianisme. Il sait bien que, certes le christianisme a succédé au judaïsme mais le judaïsme s’est affirmé, si vous voulez, dans le Thalmud et le Thalmud a été noté, consigné, en même temps que l’Evangile. Et il dit : c’est un phénomène extraordinaire que l’apparition simultanée du Thalmud et de l’Evangile. Dans la même race ! L’Evangile, chef-d’œuvre d’élégance, de finesse morale, le Thalmud, un monument lourd de pédanterie, de misérable casuistique et de formalisme religieux. Et tout le monde a toujours eu cette vision-là du Thalmud ! Et voilà Lévinas qui nous dit : Non, c’est tout autre chose…Et qui nous dit quoi ? Et qui nous dit : le Thalmud, c’est la lutte avec l’Ange. Toute générosité est menacée par son stalinisme.



Le Thalmud, en effet, c’est une casuistique. Mais c’est extraordinaire que la morale, ou la loi, ou le droit soient justement envisagés au cas par cas. C’est la surveillance du général par le particulier, dit-il et c’est de cela que nous, aujourd’hui, sortis des grandes idéologies, des grands récits précisément, nous avons besoin. Les grands récits nous ont épuisés ; ils ont révélés pour certains d’entre eux une violence quasi exterminatrice. Comment en sortir, sinon, peut-être, par la lutte avec L’Ange… Donc par le Thalmud.



Et mon différent avec B. Lévy consistait à dire : le Thalmud peut offrir cela mais il n’y a pas que cela. Lui voulait aller des livres au Livre. ( le Livre au singulier) Moi, il me semblait, d’ailleurs comme Lévinas, que les livres pouvaient soutenir la comparaison du Livre. Mais nous nous retrouvions, l’un et l’autre, Bénny et moi, malgré ce différent insurmontable dans le constat que notre monde se passait – et c’est ce que nous disions hier – de toute médiation. Qu’il s’agisse de celle du Livre, complètement ignorée, ou des livres passés sous silence ou du moins succombant au relativisme des pratiques culturelles.



Question de la J.Alors vous A .F., vous êtes né après le guerre de parents juifs polonais. Vous êtes né en France. Vous n’avez plus de famille, vos grand-parents ont été exterminés dans les Camps. Qu’est ce que vos parents vous ont dit de la Shoah ?

Réponse de F. Beaucoup de ma famille est morte pendant la guerre. Je crois d’ailleurs que c’est une définition possible du juif ashkénaze : le juifs ashkénaze, c’est celui qui n’a pas de grand-parents. De ma génération, dans tous les cas, ceux qui sont nés juste après la guerre. Juifs ashkénaze du baby boom, c’est comme ça, voilà. Il n’a pas de grand-parents. Là encore, il ne faut pas succomber, si vous voulez, trop facilement à l’émotivité. Ne pas avoir eu de grand-parents n’est pas douloureux. La douleur vient de la perte. Si vous ne les avez pas perdus, vous ne pouvez pas souffrir ! ( La journaliste : « il y a la mémoire de la perte ? ») Ou si vous souffrez, c’est une étrange souffrance, c’est peut-être… ( la journaliste dit : « il y a la coupure de la filiation. ») Oui. Il y a aussi le fait de ne – quand on est fils unique en plus –, de ne pas pouvoir échapper au tout petit cercle familial. Les grand-parents, c’est des fenêtres ! Mais ces fenêtres, évidemment, elles ne s’ouvraient pas pour moi. Et donc mes parents sont l’un et l’autre des rescapés – mon père est mort en 1998 – et il a déporté. Il a été déporté de France, ce qui est aussi… Il est venu de Pologne, il a été chassé de Pologne par l’antisémitisme polonais, chassé non, mais condamné à l’exil par des lois qui rendaient la vie toujours plus difficile aux juifs. Donc, avec ses parents il s’est établi en France dans le courant des années trente. Son père a fondé une entreprise de maroquinerie que lui-même, avec son frère, a reprise après la guerre et il a été d’abord envoyé à « ???» (terme non compris NDL) puis déporté de «??? » à Auschwitz. D’où il est revenu.


La trajectoire de ma mère a été différente, plus chaotique mais tout aussi douloureuse et effrayante. Elle a été amenée à se cacher en Pologne, puis à travailler en Allemagne avec de faux papiers jusqu’au moment où elle a été découverte. Elle a été obligée de fuir l’Allemagne dans des conditions que je ne voudrais pas qualifier de rocambolesques parce que le mot est inadéquat mais dans des conditions, disons, très difficiles, très aventureuses puisque traverser une frontière pour gagner la Belgique sans papiers à cette époque, c’était terrible. Alors qu’elle était en Belgique est survenue la Libération ; ils se sont rencontrés en 1948, se sont mariés très vite et je suis né moi-même en 1949 et ils n’ont pas eu le cœur, c’est vrai, ni l’un ni l’autre de renouer avec les traditions. Et je me suis demandé pourquoi. Alors il y a une première réponse que me donnait mon père, c’est la réponse un peu facile : après Auschwitz, on ne pouvait pas faire semblant de rendre hommage à Dieu ou de vivre devant Dieu. Je ne suis pas absolument sûr que cet argument soit décisif. Je pense que si leurs parents, leurs propres parents avaient survécu, d’une manière ou d’une autre, et bien sous l’œil de leur parents, ils auraient maintenu, au moins le Shabbat, par exemple, pas davantage mais sûrement le Shabbat, parce que leurs parents respectifs qui étaient déjà assimilés en Pologne, et bien, célébraient les fêtes. Mais eux ne le faisaient pas ce qui fait que j’ai vécu dans un climat très singulier, si vous voulez, d’obsession juive et d’absence totale de culture juive. La Tradition m’était refusée et j’avais droit à l’obsession. Voilà. J’ai du vivre avec ça, alors ce que me disait Béni Lévy renoue avec la Tradition et j’ai…

Interruption de la J. :« Et viens vivre en Israël », vous a t-il demandé.

Finkielkraut continue : Oui, ça n’était pas l’essentiel. Pour lui, Israël, c’était plutôt « Eretz Israël » (Terre d'Israël), que l’Etat d’Israël, c’était plutôt Jérusalem qu’Israël et c’était venir de toutes les façons pour étudier, pas venir pour être chez soi.

Interruption de la J. :Pour ne faire qu’étudier ?

Finkielkraut :Oui ! pour étudier, pour consacrer l’essentiel de mon temps à l’étude et à l’observance puisque, elles vont de pair. Et je lui disais : je ne crois pas en Dieu et il me disait : Dieu n’est pas quelque chose en quoi l’on croit chez les juifs, c’est pas le problème. Et en même temps j’ai compris tardivement, notamment quand il est mort, que ce qui me différenciait de lui, c’est surtout que je croyais en la mort. Et à un moment donné, dans une conversation que nous avons eu à Jérusalem justement, il me disait que ce qu’il avait retenu de Platon – il était très platonicien dans la philosophie ; il avait un amour de Platon qui le brûlait – c’était le thème de l’immortalité de l’âme. Et je voyais donc que nous n’avions pas le même rapport à la mort. Je crois que c’est décisif. Et en même temps j’ai trouvé récemment en réfléchissant à tout ça - parce que depuis qu’il est mort, le dialogue ne s’est pas interrompu , simplement il a lieu dans ma tête – et j’ai relu une petite citation de Witgeinstein où il disait que la Tradition n’est rien que l’on puisse apprendre ; ce n’est pas un fil que l’on puisse ressaisir quand bon nous semble.


Donc, si vous voulez, on ne peut pas être créateur de la Tradition : lui a pu l’être. C’est quelque chose dont on hérite, c’est quelque chose qui était là avant vous qui vous a accueilli dans le monde. Si ça ne vous a pas accueilli, que faire ? Alors peut-être que un autre rapport à la transcendance m’aurait permis de surmonter cet obstacle mais là où Dieu siégeait pour d’autres, siège pour d’autres, siège pour moi la mélancolie, alors là, je ne peux pas avoir le cœur, si vous voulez, de recréer cette Tradition perdue.



Question de la J. : De juif imaginaire vous êtes devenu juif réel ?

Réponse de F. :Je crois que j’ai toujours été un juif réel au sens ou.. disons que cette appartenance, cette fidélité – quand bien même je ne savais pas quel contenu lui donner – a toujours été très importante pour moi. Je me souviens même d’ailleurs – justement ! – au moment ou la haine des juifs commençait de changer de nature, si vous voulez, ou ce n’était plus le juif en tant qu’il était moderne que l’on mettait en cause mais c’était l’image effrayante d’Israël qui ranimait l’hostilité, une certaine hostilité chrétienne jusque dans le post-christianisme, une certaine hostilité chrétienne à cette nation cruelle, séparatiste, exclusiviste. Ce qui serait très intéressant, ce serait de comparer certaines mises en cause radicale d’Israël – je ne parle pas de la critique politique d’Israël – et les griefs adressés de siècles en siècles au Dieu de l’Ancien Testament. Ce Dieu ethnique, partisan, brutal et tout opposé dans sa colère au Dieu d’amour, tel qu’il apparaît dans les Evangiles. Donc, face à cette hostilité, j’ai toujours su, si vous voulez, résister. Et je me souviens que, quand j’étais gauchiste, je militais dans une organisation qui avait mis le Tiers-monde entre parenthèses. Pour laquelle la lutte des classes avait lieu d’abord dans les grandes métropoles. Donc, je pouvais être gauchiste sans être confronté à la haine gauchiste d’Israël. Malheureusement cette organisation c’était un petit groupe qui s’était formé autour de Yann Moulier-Boutang et j’ai vu que dans « Multitudes » il est resté fidèle à lui-même avec la haine d’Israël en plus.

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