mercredi 8 juillet 2009

La guerre au nom du particulier, par Chantal Delsol

"Le relativisme européen a grandi sur la crainte de l'intolérance.(...) Cette traque des messages universels se déploie sous le signe de la tolérance. On suppose qu'un individu sans croyance laissera les autres exister à leur guise, puisqu'il n'aura rien à leur imposer.
Or, le relativisme culturel ne clôt pas l'histoire du fanatisme. Il engendre le fanatisme de la particularité.
Dans l'histoire des violences mondiales, les guerres et les oppressions cherchent presque toujours leur justification non pas dans l'amplification d'une certitude supposée universelle, mais dans le déploiement d'une existence particulière. Un peuple en opprime un autre au nom de sa propre grandeur, de sa propre importance considérée de son point de vue. La presque totalité des guerres historiques visent la conquête de territoire qui constitue, à quelques rares exceptions près, l'assise et la première condition de l'existence d'un peuple. Les oppressions historiques sont perpétrées au nom de ce que l'ont peut appeler des vérités d'être.
C'est avec l'Europe qu'apparaissent les guerres menées au nom de vérités de représentation : les conquêtes deviennent des missions.
(...)
Ainsi le relativisme de la modernité tardive n'annonce-t-il pas un avenir de tolérance, mais plutôt la substitution des raisons des conflits. Avec la disparition des certitudes, les luttes et les oppressions n'auront plus lieu au nom des vérités de représentation, mais au nom de vérités d'être; La fin des messages universels n'annonce pas une paix dans une joyeuse indifférence, mais le terme de la vision européenne de l'unité de l'espèce humaine, qui fondait son universalisme immémorial. Elle prépare un passage vers des modes de pensée pré-européens ou extra-européens.
Sur le plan international, le reflux des vérités de représentations, doctrines, idéologies, religions ou messages universels, n'a pas engagé ces dernières décennies dans la paix. En même temps qu'il a supprimé un certain type de guerres dont les messages universels avaient l'apanage, il a laissé se développer les conflits nationalistes ou identitaires sur le terrain abandonné. Le fanatisme a déplacé ses raisons. Dans les sociétés civiles, nous avions autrefois laïcisé l'Etat pour échapper aux guerres de religion; celles-ci ont été remplacées par des idéologies sécularisées; puis le relativisme a ouvert la voie aux luttes entre clans identitaires.
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Personne n'aura envie de choisir, pour l'avenir, entre les guerres de l'universel et les guerres du particulier. Il reste cependant un certitude : la récusation des vérités universelles ne nous garantit pas la paix. Car le danger ne réside pas seulement dans les doctrines, mais aussi dans la volonté de puissance, qui s'il le faut se légitime d'elle-même.On peut dire que la volonté de puissante est tantôt un fin -dans le cas des vérités d'être-, tantôt un simple moyen -dans le cas des vérités de représentation-, mais toujours présente.Et les peuples qui jusqu'à ces dernières années cherchaient à conquérir au nom d'un principe -l'URSS au nom du communisme et les Etats-Unis au nom de la liberté- sauront encore conquérir au nom d'eux-mêmes, au nom de la grande Russie ou de la glorieuse Amérique.
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Autrement dit, les vérités de représentation, annonçant des visions du monde et de la vie, font office de vérités d'être, car elles ne servent plus qu'à renforcer des individus ou des groupes dans leur particularité.(...) Les messages universels sont désormais instrumentalisés au service des individus et des groupes identitaires, avec l'espoir que la paix sociale sera la conséquence et la récompense de leur effacement.
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Si chaque groupe se contente d'assumer son identité sans jamais vouloir l'imposer aux autres, on peut penser qu'il en résultera une entente sociale ressemblant à un agrément de gentlemen. L'ère des combats religieux et idéologiques laisserait place à une tolérance durable, rendue possible par le relativisme : aucun groupe ne détient la vérité plus qu'un autre.
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Nous passons d'un type de querelle à un autre : de la lutte des universels à la lutte des particuliers. Dans la société de la modernité tardive, on ne s'invective plus au nom des idéologies, mais au nom des identités.
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L'individu revendique sa particularité dans un ensemble plus général où il s'additionne aux autres -le groupe identitaire résumé dans un caractère. Mais le sujet personne revendique sa singularité en désignant des référents universels auxquels il ne se réduit pas. Le particulier nb'est que partie d'un tout, le singulier est un tout en lui-même, d'où l'unité de la personne."

("Les valeurs communes comme langage", dans Eloge de la singularité)

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