mardi 16 juin 2009

Alain Laurent, "La société ouverte et ses nouveaux ennemis" Partie N 1



Au fil des pages, une émission de la rédaction de Canal Académie. Avec Jean-Louis Chambon et Alain Laurent.


JLC : Chers amis de France et du bout du monde, bonjour ! Heureux de vous retrouver sur l’antenne de Canal Académie à l’Institut de France pour un nouveau « Fil des pages » qui nous donne le grand plaisir d’accueillir le philosophe et essayiste Alain Laurent.
Bonjour AL. [Bonjour répond ce dernier] Merci d’avoir pris de votre temps pour nous rejoindre mais vous connaissez cette maison de longue date puisque vous avez été en son temps prix de l’Académie pour votre ouvrage dont vous pouvez nous rappeler le titre ?
AL : Oui, c’était en 2002 pour le livre « La philosophie libérale » qui avait obtenu le prix P., prix de philosophie politique de l’Académie Française.


JLC : AL, vous êtes un libéral, c’est ainsi que vous êtes classé, ne serait-ce que d’ailleurs parce que vous êtes un grand spécialiste de Turgot ; vous êtes directeur de publication aux Belles Lettres [Directeur de collection, précise AL] ; vous avez produit de très nombreux ouvrages, au-delà de celui que vous venez de rappeler : « Le libéralisme américain, histoire d’un détournement » en 2006, prix du livre libéral, et vous venez de faire paraître tout récemment aux Belles Lettres « La société ouverte et ses nouveaux ennemis ». Et par ailleurs, vous jouez aussi « collectif » puisque vous avez participé à un ouvrage collectif qui est promu par le Cercle Turgot, édité et co-édité par les Echos-Eyrolles dont le titre est déjà une invite à acheter cet ouvrage : « Repenser la planète finance ; regards croisés sur la crise financière » et vous-même vous faites étalage de votre connaissance de Turgot avec donc un article qui s’appelle « Le libéralisme et laissez-faire : la leçon de Turgot ». Donc, votre plume est extrêmement occupée [tout à fait ! répond AL].

Si vous voulez bien nous allons commencer par découvrir, vous allez nous donner quelques indications sur votre ouvrage « La société ouverte et ses nouveaux ennemis » à nos lecteurs. On voit un peu quel est le sujet : vous reprenez à votre compte et à contre-pied « La société ouverte et ses ennemis » de Karl Popper mais vous y apportez votre propre touche. Alors, quelle est votre thèse centrale ?

AL : J’ai de nouveaux ennemis c’est à dire que je prends en effet appui sur la thèse et le livre fort célèbre de Karl Popper qui date de 1944. Dans cet ouvrage, Popper vite suivi d’ailleurs par Hayek, indiquait comment il fallait interpréter cette notion de société ouverte, mais d’une façon tout de même assez large et peut-être un peu trop vague ; Hayek était plus précis et indiquait en effet qu’il y avait une sorte de mode d’emploi, qu’il y avait des conditions, des règles à respecter pour qu’une société puisse s’ouvrir au maximum, ce que l’on souhaite souvent sans pour autant courir le risque que de s’auto dissoudre ou de se désintégrer.
Ce que j’ai essayé de faire, c’est d’actualiser cette idée de société ouverte dont on parle beaucoup d’ailleurs actuellement, en considérant que ce qu’avait soutenu à l’époque Popper - et Popper non seulement précise ce qu’est la société ouverte, indique en effet que les sociétés occidentales, démocratiques, libérales peuvent être caractérisées par cette notion de société ouverte, en gros ouverte à la liberté des individus, de créer, d’entreprendre, de circuler, d’échanger, etc…- mais quelque chose qu’on oublie souvent de considérer dans son titre c’est que une société ouverte avait des ennemis. Et selon lui, c’est pratiquement inéluctable parce que ce qu’implique la notion de société ouverte à savoir l’accès à la responsabilité individuelle, l’ouverture à beaucoup de possibles pour les individus, ça implique en revanche qu’il y ait des règles qui soient assez strictement suivies.
Alors qu’en est-il actuellement ? Moi, ce qui m’a frappé, c’est que il y a toujours des ennemis et justement, quelqu’un dont on évoquait le nom qui est mon regretté ami et compagnon de combat intellectuel Jean-François Revel, a souvent développé cette thèse, à savoir que les sociétés ouvertes, contrairement à ce que des gens sans doute excessivement optimistes avaient pu imaginer il y a une quinzaine d’années au moment de la chute des premiers ennemis, des ennemis principaux des années 50, 60, de la société ouverte à savoir le Communisme, le Bolchévisme etc…hé bien, Revel indiquait qu’elle ne tarderait pas à voir se développer de nouveaux ennemis. Mais cela étant, ils ne sont peut-être pas ceux exactement auxquels on s’attend.
Donc j’ai fait ma recherche de ce point de vue là, à l’ère du libre-échange, de la mondialisation, de la globalisation etc, est-ce que nos sociétés occidentales qu’on peut caractériser comme sociétés ouvertes - j’ouvre une petite parenthèse : très heureusement, c’est peut-être un des rares points positifs que l’on peut relever actuellement, hors de l’Occident il y a d’autres sociétés ouvertes émergentes, je pense en particulier au Japon, à l’Inde dont on parle tellement actuellement, le Mexique, l’Amérique du Sud…

JLC : Mais vous considérez que le Japon est une société ouverte ?
AL : C’est une société ouverte du point de vue des échanges mais comme aurait dit Weber, c’est un type idéal, la société ouverte, et par conséquent, selon les sociétés, il y a toujours telle ou telle restriction. La France est une société ouverte mais pas tellement du point de vue - en tout cas sur le plan de l’opinion publique et des idéologies dominantes - par exemple du libre-échange et du capitalisme. Les Etats-Unis sont une société ouverte mais pas tellement du point de vue, par exemple, de la religion : est-ce que quelqu’un qui n’est pas croyant pourrait accéder à la présidence des EU ?
Chaque société a ses limites du point de vue de l’ouverture et le Japon en a sur certains plans naturellement.

JLC : On se rapproche d’un certain idéal mais cet idéal est encore à construire…
AL : Oui, l’idéal ne s’atteint jamais par définition… Il fixe la route et l’horizon.

JLC : vous parliez tout à l’heure de Jean-François Revel. Je suppose que vous faisiez allusion essentiellement à son livre sur la nouvelle censure ; c’est à celui-là que vous pensiez ?
AL : Oui, il abordait tous ces thèmes dans beaucoup de ses ouvrages depuis une quinzaine d’années. Alors, puisqu’on fait allusion à ce titre, « La nouvelle censure » en effet, j’y ai été confronté dans la mesure où essayer de pointer ce que sont actuellement les nouveaux ennemis de la société ouverte – alors on peut penser évidemment et ça tombe pratiquement sous le sens à tout ce qui se passe avec l’islamisme - mais ça va sans doute un peu plus loin puisque tout cela pose (et là en effet j’ai jeté un pavé dans la mare) même le problème des rapports entre l’islam en tant que religion et la société ouverte : est-ce que l’islam peut s’adapter à une société ouverte étant entendu qu’une société ouverte est presque nécessairement sécularisée, laïcisée, qu’elle sous-entend la liberté absolue de conscience et, bien entendu, l’égalité des sexes ! Donc, tout cela Popper l’avait déjà souligné et ça pose pas mal de problèmes.
Mais il y a d’autres problèmes qui se posent : à l’ère de migrations internationales de plus en plus vastes et au moment où l’Europe tout de même est confrontée à l’arrivée de flux massifs de nouveaux migrants qui ne cherchent pas ou ne peuvent pas toujours s’intégrer, bien entendu, cela pose un problème.
Mais ce sont pas là forcément les nouveaux ennemis et j’ai caractérisé comme ennemis essentiels de la société ouverte – et on va revenir au problème de la nouvelle censure – ceux qui en Occident, par exemple dans la société française, soutiennent qu’une société doit s’ouvrir sans limite à tout ce qui fait irruption de l’extérieur. Or, justement, il y a une sorte de censure – censure qui ne dit pas son nom, ça n’est pas une censure d’état mais c’est ce qui se passe dans les médias, dans le monde intellectuel, parfois même dans le monde de l’édition – tout se passe comme si (et je ne suis pas le premier à le remarquer : des intellectuels contemporains aussi illustres que Pascal Bruckner, Pierre-André Taguieff, André Gluksman, etc… l’ont signalé un petit peu avant moi ; je pense aussi à Finkielkraut), hé bien tout se passe comme s’il y avait un interdit de pouvoir s’exprimer librement sur tous ces sujets. Or, s’il y a quelque chose qui caractérise par définition une société ouverte, c’est la liberté d’expression.

JLC : C’est ce que vous pointez du doigt en parlant de la « bien-pensance », néologisme ?
AL : oui, il est couramment usité depuis une dizaine d’années justement…
JLC : la « bien-pensance », c’est de ne pas dire des choses qui pourraient fâcher…
AL : la « bien-pensance » serait très voisine de ce qu’on appelle à la suite des Américains le « politiquement correct » : il y a des choses qu’on est censé devoir penser pour être bien perçu et pouvoir s’exprimer, pouvoir parader dans tous les médias et puis il y en a d’autres qu’il est tout à fait déconseillé voire interdit – avec parfois d’ailleurs des problèmes de poursuites, de multiples dépôts de plaintes de groupuscules privés mais enfin ça rend la vie infernale, par exemple, Alain Finkielkraut en a fait durement l’expérience il y a seulement quelques années…
AFC : … Sur ce point, vous mettez en annexe de votre ouvrage des fragments d’un florilège complémentaire de la résistance intellectuelle à la « bien-pensance » et on voit effectivement que certains des auteurs que vous citez sont loin de prendre des précautions de style et ils vont mettre les pieds dans le plat : je vois Jean-Pierre Péroncel-Hugoz qui dit « l’islamisme… est la forme conquérante dynamique de l’islam contemporain […] la volonté d’expansion est en quelque sorte naturelle à l’islam. » (numéro hors série de Cité en 2004). Là, effectivement le problème est posé… Alors ça n’est pas le seul ennemi, bien entendu.

AL : Oui, et encore, il s’agit d’un florilège limité… Il y a beaucoup plus de gens qu’on ne croit qui s’opposent à la « bien-pensance » -d’une certaine manière ils sont devenus des mal-pensants c’est à dire ils maintiennent la tradition intellectuelle de la libre critique, du libre examen sans à priori et sans vouloir se laisser imposer des nouveaux dogmes. C’est pourquoi d’ailleurs je parlais de bien pensants – alors les bien pensants on en parlait beaucoup il y a un ou deux siècles, il fallait fatalement se présenter de façon convenable sur le plan des idées religieuses ou sur le plan des mœurs. Maintenant, en effet, grâce aux sociétés ouvertes on a dépassé ce stade-là et la « bien-pensance » le fait de bien penser, de penser comme il faut pour avoir pignon sur rue, s’est déplacée à propos de tous ces problèmes de religion, de l’islam, de l’immigration, du multiculturalisme, du racisme et de l’anti-racisme etc… : c’est maintenant là que ça se passe.

JLC : C’est ce que vous dites d’une façon extrêmement claire. Vous développez qui sont les nouveaux ennemis quitte à les chercher dans les rangs des libéraux parfois et des multiculturalistes souvent qui, en outrant les valeurs de tolérance, affaiblissent l’état de droit protecteur de l’égalité des sexes et de la liberté d’expression.

AL : Oui, l’une des valeurs phares de la société ouverte c’est évidemment la tolérance et aussi le pluralisme. Or, est-ce que il n’y a pas des limites à la tolérance ? C’est Taguieff - et puis quelques autres mais c’est lui qui a lancé l’idée que je me suis appropriée à sa suite en le citant - qui parle d’ »hyper-tolérance » : le fait de devoir taire toute critique à l’égard de quelque chose qui nous paraît pas tout à fait conforme aux principes traditionnels de la société ouverte.

JLC : Dans votre florilège on trouve aussi Alain Finkielkraut qui dit : au nom de la tolérance, on nous invite à approuver bruyamment l’intolérance des autres à notre égard. »
Un constat donc qui est un peu inquiétant… Quelles solutions proposez-vous pour… ou du moins, les pistes sur lesquelles on devrait infléchir la société ouverte pour qu’elle se combatte un peu mieux, dans ses nouveaux ennemis ?

AL : Au fond, il y a deux niveaux : le premier, c’est tout de même de retrouver les vertus de l’esprit de résistance : il faut d’abord que, comme le font non seulement des intellectuels occidentaux mais j’ai eu le grand plaisir à citer et à soutenir ceux qui par exemple à l’extérieur de l’Occident – je pense en particulier à un certain nombre de musulmanes, de femmes tout à fait courageuses et qui voient beaucoup plus clair à propos de ce qu’il en est de la société ouverte que bien des occidentaux comme on dit, de souche ; je pense à Ayaan Hirsi Ali, à Chahdortt Djavann, à Irshad Manji, etc… à Wafa Sultan aux Etats-Unis, il y a des dizaines…. Necla Kelek en Allemagne…[JLC : J’adore Chahdortt Djavann qui avait écrit : « Que pense Allah de l’Europe ? » Cela avait fait du bruit à l’époque…]

AL : Elle a encore publié une « libre opinion » dans Le Monde d’hier, elle est toujours extrêmement active comme ses consœurs…Donc il faut qu’il y ait cette résistance intellectuelle et, ce qui est évidemment souhaitable, c’est qu’elle ne soit pas dans un premier temps le fait d’une poignée d’intellectuels occidentaux. Or, c’est pratiquement l’inverse, c’est plus hors d’Occident avec ces femmes et aussi un certain nombre d’hommes musulmans qui, eux, ont bien compris quelles sont les implications, les conditions, les dangers qui menacent la société ouverte. C’est avec eux et à partir d’eux que l’ont pourra faire quelque chose.

Deuxièmement, faire quoi ?
Simplement rappeler qu’une société ouverte n’est pas pour autant une auberge espagnole : ce n’est pas parce qu’on échange librement des biens qu’on est obligé fatalement d’accueillir dans nos pays des gens qui refusent des valeurs des sociétés ouvertes et je pense qu’il faut être particulièrement ferme et rigoureux de ce point de vue là. C’est ce que font un certain nombre de gens, peut-être même une majorité de ceux qui se reconnaissent dans ce problème, à propos de la laïcité –mais ce que j’ai voulu montrer aussi dans ce livre, c’est que tous ces problèmes de relations entre démocratie libérale et égalitaire d’une part et puis le multiculturalisme, ce que Taguieff encore appelle l’immigrationisme, le communautarisme, etc…, ça ne concerne pas que la France. Ce que je reprochais, même à certains dont je me sens très proche, c’est de toujours ramener le problème en France, à la République : or, les mêmes problèmes se posent en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie, au Canada, en Australie, en Suède, au Danemark… (Donc y compris dans des monarchies). J’ai voulu dépasser le cadre trop restrictif de la seule république à la française pour dire : c’est le problème de toutes les démocraties libérales, européennes et même occidentales et aussi le problème de ceux qui, hors d’Occident, vont dans la même direction.

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