dimanche 24 mai 2009

Hymne


Comment cela fut-il possible ? Quel désastre aveugla les hommes et leur fit perdre la raison ? Quel fouet les mit à genoux, soumis et honteux ? Le culte du "Nous".

Dès que les hommes acceptèrent ce culte, la charpente des siècles s'écroula autour d'eux, la charpente dont chaque poutre avait été pensée par un seul homme, à travers les âges, des profondeurs de son esprit, esprit qui n'exista jamais que pour lui-même. Les survivants - ceux qui acceptèrent l'obéissance et la vie collective, puisqu'ils n'avaient aucune raison d'être - ne purent ni améliorer ni préserver leurs acquis. Ainsi, toutes les pensées, toutes les sciences et toute la sagesse de la terre, tout cela périt. Ainsi, les hommes - les hommes qui n'avaient rien à offrir que leur nombre - perdirent les tours d'acier, les bateaux volants, les câbles électriques, toutes ces choses qu'ils n'avaient pas créées et qu'ils ne pourraient jamais préserver. Sans doute, plus tard, des hommes naquirent avec l'esprit et le courage nécessaires pour récupérer ces biens perdus; sans doute ces hommes tinrent tête au Conseil des Erudits. Ils obtinrent la même réponse qui me fut adressée, et pour les mêmes raisons.

Mais je me demande encore comment il fut possible, durant toutes ces malheureuses et lointaines années de changement, que les hommes n'aient pas compris où ils allaient, qu'ils marchaient aveuglément et lâchement vers leur destin. Je m'interroge, car il m'est difficile de concevoir que des hommes connaissant le mot "Je" aient pu l'abandonner sans se rendre compte de leur perte. Mais ainsi se déroula l'histoire, et pour avoir vécu dans la Cité des Damnés, je connais les horreurs que les hommes acceptèrent de subir.

Il y eu peut-être, en ce temps-là, quelques hommes dont la vision était claire et l'âme pure, qui refusèrent de se rendre et d'abandonner ce mot. Quelle agonie ont-ils dû vivre lorsqu'ils comprirent sans pouvoir agir! Peut-être ont-ils crié et protesté en signe d'avertissement. Mais personne ne les écouta. Et eux, cette poignée d'hommes, combattirent dans une lutte sans espoir et périrent, leurs étendards tâchés de sang. Ils choisirent la mort, car ils savaient. Je leur transmets, à travers les siècles, mon salut et ma compassion.

Je porte leurs étendards. Et j'aurais souhaité pouvoir leur dire que la détresse de leur coeur n'était pas irrévocable et que leur nuit n'était pas sans espoir d'un meilleur lendemain. Car la bataille qu'ils crurent perdre ne peut jamais être perdue. Car la cause pour laquelle ils moururent ne peut jamais périr. Par-delà toute l'obscurité, et par-delà les actes répréhensibles dont sont capables les hommes, l'esprit humain reste vivant sur cette terre. Il se peut qu'il dorme, mais il se réveillera. Il se peut qu'il soit enchaîné, mais il se libèrera. Et l'homme perdurera. L'homme, et non les hommes.

Ici, sur cette montagne, avec mes enfants et les amis que j'aurai choisis, je construirai notre nouvelle terre et notre forteresse. Elles deviendront le coeur de la terre entière, perdu et masqué tout d'abord, mais battant chaque jour plus fort. Les battements de ce coeur atteindront tous les recoins de la terre. Et les routes seront pareilles à des artères apportant le meilleur du sang du monde jusqu'au seuil de ma porte. Tous mes frères, et tous leurs Conseils, en entendront parler, mais ils ne pourront rien contre moi. Et le jour viendra où je briserai toutes les chaînes du monde, je raserai les cités d'esclaves, et ma maison deviendra la capitale d'un monde où chacun sera libre d'exister pour lui seul.
Pour l'avènement de ce jour, je me battrai avec mes enfants et les amis que j'aurai choisis. Pour la liberté de l'homme. Pour ses droits. Pour sa vie. Pour son honneur.


Et ici, sur le portail de ma forteresse, je graverai dans la pierre le mot qui doit être mon phare et mon étendard. Le mot qui ne mourra pas, même si nous devons tous périr dans la bataille. Le mot qui ne mourra jamais sur cette terre, car il en est le coeur, le sens et la gloire.

Le mot sacré : EGO

Ayn Rand, Anthem

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